La Blouse Roumaine de Matisse

Pauline à la plage - Eric Rohmer, 1983

J'ai découvert Matisse à travers une mise en abîme du 7ème art. En effet, la nouvelle vague du cinéma des années d'après guerre 50-60, qui incarnait un désir de liberté vis à vis des conventions classiques, n'aurait pas été la même sans cette sensibilité accrue à la peinture. Pour Jean-Luc Godard, il était indéniable que le cinéma devait tout à la peinture impressionniste, avec l'influence de Manet. Les réalisateurs de l'époque s'accordaient pour ériger Jean Renoir, fils du célèbre peintre impressionniste Auguste Renoir, en «patron » du cinéma, à l'instar d'Eric Rohmer qui disait que "Renoir contient tout le cinéma". Il n'est donc pas étonnant que le clan de la Nouvelle Vague se soit intéressé à l'oeuvre de Matisse.

La blouse Roumaine - Matisse, 1940

Une vidéo de l'INA montre d'ailleurs Jean-Luc Godard en 1965 au musée d'art moderne de Paris, déambulant à toute vitesse dans la galerie et s'arrêtant brutalement devant cette fameuse toile. Il en livre alors une analyse emblématique : "Ce tableau a l'air simple, il est purement décoratif. Et puis, plus on le regarde, plus on le découvre comme un sentiment, comme une jeune fille qui rêve. On voit un Matisse, on se dit, c'est des formes puis en les regardant on y voit une pensée, un sentiment."

Godard a rendu hommage à ce tableau en appliquant une carte postale de cette oeuvre sur un des murs d'une chambre dans son film ''Pierrot le Fou'' en 1965. Eric Rohmer quant à lui, s'est librement inspiré du tableau pour en tirer sa palette de couleurs pour le film ''Pauline à la plage'' en 1983. Dans la chambre de Pauline, il a placé comme élément décoratif l'affiche du tableau et s'est appuyé sur la toile blanche des murs de cette maison de vacances. Il a organisé, avec l'aide de son chef opérateur Nelson Almendros, des objets bien précis dans la pièce (comme la bouée) et dans le film tout entier, avec des éléments de décor imprégnés de ces couleurs (bleu, blanc et rouge).

La blouse Roumaine, Matisse, 1939

Si le tableau a suscité un tel engouement, peut-être est-ce dû à tout ce qu'il nous cache. Parce que derrière l'aspect figuratif et simple, le tableau est le fruit d'une véritable recherche de dépassement de l'artiste. Ce dernier, après avoir traversé le post-impressionnisme et incarné en 1905 le "Fauvisme", se trouve dans les années 30 en panne d'inspiration. C'est dans les années 1940 qu'il retrouve l'intérêt pour les aplats de couleurs en poussant la "stridence" (Jean Clay) encore plus loin. Un véritable travail autour de la profondeur s'effectue, rejetant l'espace pour les sentiments.

C'est ainsi que la galerie Maeght a décidé en 1945 d'exposer des peintures de Matisse en regard de leurs "études photographiques". La Blouse Roumaine était accompagnée de onze photos, montrant le cheminement du peintre pour en arriver à cette œuvre. On se rend compte alors que la première toile, ornementée de nombreux détails, tant dans le fond que sur la blouse, finit au fur et à mesure des esquisses successives, par perdre en détails pour gagner en volume et couleur, réduisant les formes à des signes symboliques.

Le Rêve - Matisse, 1940

Bien que Matisse semble véhiculer une image heureuse et sereine, le travail autour de cette blouse montre aussi qu'il s'agit d'une introspection nécessaire pour ce grand anxieux, à l'heure où l'Europe est en guerre et ou l'avenir est incertain. Comme l'a présentée l'exposition de 2012 du musée Pompidou intitulée "Matisse : paires et séries", La blouse roumaine de 1940 fait écho à une autre toile : « Le Rêve » achevée un peu plus tard la même année, où la tête est baissée et les manches repliées sur elles-mêmes. La tonalité triste est plus frappante et traduit peut-être inconsciemment les sentiments contradictoires de l'artiste.

Finalement, il persiste et signe en France au contact d'Aragon donnant à l'œuvre une nouvelle dimension et devient comme un étendard de la résistance, la liberté et l'espérance.

Actuellement, et jusqu'au 21 février 2021, se tient l'exposition "Matisse comme un roman" au Centre Pompidou à Paris.

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